Chapitre 28
L’attente me rendait folle. En d’autres circonstances, j’aurais adoré pouvoir passer la plupart de mon temps enfermée avec Bones. Mais observer d’un air suspicieux tous les gens qui nous entouraient dès que nous sortions de la chambre était loin d’être une activité relaxante. C’était encore pire pour Bones, je le savais. Moi, au moins, je n’avais aucun lien personnel avec le traître mystérieux.
Ce matin-là, au petit déjeuner, Bones fit monter la pression. Alors que je mangeais du pain perdu, il lança à Zéro que la température devait être plus agréable à Reno qu’ici, à Whistler, en Colombie-Britannique. Nos autres suspects étant tous dans les parages, ils l’avaient probablement entendu. J’avais l’impression de faire une partie de Cluedo grandeur nature. Est-ce que ça va être Zéro dans la cuisine avec un portable, ou Doc au salon avec un pistolet ?
Et à propos de Doc, son comportement était bizarre ces derniers temps. Nous l’avions plusieurs fois surpris en train de traîner près du couloir où Tate était emprisonné, ses pistolets à la ceinture, une cigarette éteinte au bec, surveillant tout ce qui se passait autour de lui avec la concentration d’un chirurgien. Il semblait toujours se matérialiser derrière moi lorsque Bones n’était pas là, silencieux comme une ombre. Chaque fois que Bones arrivait, il s’esquivait poliment mais restait toujours dans les parages.
Son comportement me fichait une trouille bleue.
Bones n’aimait pas ça non plus, mais, vu la situation, il ne pouvait pas en parler à Doc ni montrer que cette attitude le gênait. Il se contentait de sourire et de dire quelque chose du genre « Ah, te voilà, mon pote ! » d’un ton si jovial et si naturel que je devais me retenir de l’applaudir. Dans un ou deux siècles, si je vivais jusque-là, peut-être que je serais capable de jouer la comédie aussi bien que lui.
Tick-Tock et Rattler, les deux autres suspects, ne firent guère attention à la remarque de Bones et continuèrent à vaquer à leurs occupations avec une telle bonne humeur que je les mis mentalement en bas de notre liste. Ils semblaient avoir senti le malaise que j’éprouvais en présence de Doc et ils essayaient de l’éloigner de moi les rares fois où Bones n’était pas collé à mes basques. Je pris l’habitude de porter des couteaux sous mes vêtements, même si cette précaution risquait fort de se révéler inutile. Vu la vitesse avec laquelle Doc maniait ses pistolets, je me retrouverais truffée de plomb avant même d’avoir eu l’occasion d’en lancer un…
Peu de temps après sa remarque sur Reno, Bones partit prendre son petit déjeuner à lui. Je sortis sur le porche, qui faisait tout le tour de la maison. D’ordinaire, les vampires détestaient le froid glacial, car contrairement aux humains leur corps ne produisait pas la moindre chaleur. Ce n’était pas pour rien que Mencheres avait choisi de se cacher dans les montagnes canadiennes en plein mois de décembre. Il savait que c’était une région que les morts-vivants préféraient éviter. À cette époque de l’année, la Floride regorgeait de touristes de l’au-delà. On ne pouvait pas y faire un pas sans tomber sur un mort-vivant.
Ce fut donc avec une certaine nervosité que j’aperçus une silhouette solitaire à travers les arbres, à gauche de l’endroit où je me trouvais sur le porche. J’étais en mesure d’identifier cette silhouette. Grande, élancée, et capable de m’infliger une blessure mortelle. Je vis quelque chose briller – le reflet du soleil sur du métal – et un frisson me parcourut, qui n’avait rien à voir avec le froid ambiant.
Le plus naturellement possible, je me retournai et me dirigeai vers la porte en me concentrant au maximum pour empêcher mon pouls de s’affoler. Pour les sens affûtés d’un vampire, l’accélération des pulsations cardiaques était pareille à un cri de terreur. Tout en marchant, je me demandais si j’arriverais à me déplacer suffisamment vite pour protéger mes organes vitaux des balles. Mais il semblait logique que Doc prenne ma tête pour cible. Pourquoi viserait-il ailleurs ?
La porte s’ouvrit avant que je l’atteigne, et Vlad se retrouva à côté de moi, exactement dans la ligne de tir de Doc. Je n’avais, je crois, jamais été aussi contente de le voir.
Merci, pensai-je à son intention.
Je me retins de jeter un dernier regard derrière moi, même si j’en mourais d’envie.
— On gèle ici, dit-il avec un sourire sardonique aux lèvres. Tu vas attraper la mort.
— Ne t’approche plus de Doc, Chaton, dit Bones lorsque nous nous retrouvâmes dans notre chambre et que je lui racontai tout.
— Tu devrais l’attraper et lui faire cracher tout ce qu’il sait, marmonnai-je, énervée contre moi-même d’avoir été une cible aussi facile.
— Sauf que le faire avouer sous la torture prendrait trop de temps. Mieux vaut nous montrer patients et attendre qu’il se trahisse, ça ira plus vite, dit Bones d’un ton aussi menaçant que calculateur. Si on avait le choix, tu te doutes bien de la méthode que je préférerais employer.
Oui, j’en avais une idée assez précise. Et si l’imagination me faisait défaut, je savais qu’il n’hésiterait pas à me faire une petite démonstration pour raviver ma mémoire. Chaque fois que nous quittions notre chambre, il se parait invariablement d’un masque d’insouciance. Mais dès que nous retrouvions notre refuge, il le retirait comme un serpent se débarrasse de sa mue. Il se frotta les tempes avec une pointe d’impatience. C’était dur pour moi, mais c’était certainement encore pire pour lui.
— J’imagine que tu voudrais enfin avoir quelques minutes de vrai repos, observai-je. Je veux dire, tu ne connais jamais le calme, n’est-ce pas ? Soit les gens qui nous entourent font du bruit, soit tu entends toutes les âneries qui me trottent dans la tête.
Son sourire était empreint d’amertume.
— T’en fais pas, ma belle, j’ai eu tout le silence que je désirais il n’y a pas si longtemps. C’est très surfait, si tu veux mon avis.
Il s’assit sur le fauteuil à haut dossier à côté du lit. Velours rouge, acajou, filigrane doré, peut-être un vrai fauteuil Louis XVIII. Il semblait avoir été fait pour Bones, qui était tout aussi beau et bien modelé.
Je m’assis et posai la tête sur ses genoux.
— Ce n’est pas ta faute, dis-je à voix haute mais tout bas, pour qu’il puisse m’entendre des deux manières.
Il soupira.
— Dans ce cas, c’est celle de qui, Chaton ?
Je n’eus même pas le temps de réfléchir à une réponse. En une fraction de seconde, Bones me plaqua contre le tapis et me protégea de son corps. Ce n’était pas un soudain élan de passion qui était à l’origine de son geste, mais les bruits de coups de feu qu’il avait entendus.
Il m’entraîna jusqu’à la salle de bains et me cria de rester là avant de disparaître en un clin d’œil. Décontenancée par sa rapidité, je demeurai immobile une seconde, puis je passai outre à son ordre et je me précipitai à ses trousses. Il n’était pas question que je me cache dans la baignoire en priant que tout se termine bien. Doc n’utilisait que des balles en argent. Ce serait aussi dangereux pour Bones que pour moi.
Dédaignant l’escalier, j’enjambai la balustrade et sautai du deuxième étage pour atterrir directement au rez-de-chaussée, puis je courus en direction des bruits, imitée par d’autres personnes.
Il y eut une autre succession de coups de feu, tirés trop rapidement pour que je les dénombre, puis un cri qui me fit bondir et m’élancer en avant. Le vacarme provenait de l’oubliette, et la voix qui avait crié était celle de Tate.
Je passai en trombe devant les autres vampires qui encombraient l’étroit couloir et je franchis la porte de la cellule en me jetant sur l’homme qui était en train de lever son couteau. La puissance de mon élan nous précipita tous les deux contre le mur de béton qui explosa sous l’impact. Sans prendre le temps de réfléchir, je plantai l’un de mes couteaux en argent dans la silhouette qui tentait de s’enfuir. Je n’eus pas le temps de me demander quelle partie de son corps j’avais touchée, ou pourquoi diable ce n’était pas Doc, car quelqu’un le tira violemment en arrière. Tout aussi rapidement, je sentis que l’on me saisissait par les jambes pour me faire sortir du trou tout neuf qui ornait désormais le mur.
Par-dessus les « Cat, Cat ! » paniqués de Tate, j’entendis la voix calme de Vlad.
— Tu tiens la mauvaise personne, Bones, et Cat vient de te sauver la vie.
— Chaton, ça va ?
La manière dont Bones tenait Doc était si insolite que je mis un temps avant de répondre. Ou peut-être était-ce un effet secondaire du choc que j’avais subi en percutant le mur de béton la tête la première. J’essuyai les gouttes de sang sur mon front et j’acceptai la main que me tendait Spade pour m’aider à me relever. La cellule était pleine à craquer.
— Ça va, parvins-je à dire. Il allait te poignarder.
— Non, Doc allait de nouveau tirer sur Rattler, n’est-ce pas, mon pote ?
Bones avait parlé d’un ton menaçant tout en resserrant son étreinte. Je fis une petite grimace et contractai instinctivement ma colonne vertébrale. Doc ne pouvait guère en faire autant : sa colonne était tordue dans le mauvais sens. Bones l’avait plié en deux comme un sandwich.
— Bones ! (La rudesse de ma voix lui fit lever les yeux.) C’est Rattler qui allait te poignarder.
— Elle a raison, dit Tate en tirant sur ses chaînes. Il a poignardé Annette. Elle va bien ?
— Je m’occupe d’elle, dit Mencheres depuis l’extérieur de la cellule. Zéro, va chercher un humain. Il lui faut du sang. Annette, ne bouge pas. Ça va faire mal…
Je pouvais distinguer la voix emplie de douleur d’Annette au milieu du tumulte ambiant. Elle était irrégulière mais audible, et tout le monde se tut lorsque ses paroles se firent compréhensibles.
— … Crispin… c’était Rattler… Bon Dieu, ce que ça fait mal… Doc lui a tiré dessus… quand il m’a poignardée… Est-ce que cette saleté de lame est sortie, Mencheres ? Je n’ose pas regarder.
Bones lâcha Doc. Vlad tenait désormais Rattler très fermement, une main sur le couteau en argent que je lui avais logé dans la poitrine, à quelques centimètres de son cœur. Bones se fraya un chemin parmi la foule qui avait envahi la cellule et sortit dans le couloir, où il s’agenouilla à côté d’Annette, effondrée sur le sol.
— Ne bouge pas, ma douce, dit-il d’une voix rassurante comme pour consoler un enfant. Tiens, tu sens ma main ? Serre-la très fort, c’est bientôt fini…
Avec autant de délicatesse que de précision, Mencheres retira la longue lame en argent de la poitrine d’Annette. Un rayon laser n’aurait pas fait mieux. La raison de sa prudence était évidente : Annette avait été touchée en plein cœur, et le moindre mouvement latéral l’achèverait. Je retins mon souffle jusqu’à ce que les derniers centimètres de la lame soient ressortis de sa poitrine ; au fond, j’admirais Annette. Une fois le couteau retiré, elle s’assit avec un grognement de douleur, et j’expirai enfin. Tout le monde sembla en faire autant, même ceux qui ne respiraient pas.
Zéro revint, tenant sous le bras un adolescent aux yeux écarquillés. Bones se poussa pour permettre à Zéro de poser le jeune homme à côté d’Annette, qui colla immédiatement sa bouche contre son cou. Elle tenait toujours la main de Bones serrée dans la sienne. Ce dernier porta la main d’Annette à ses lèvres avant de la lâcher et de se relever, le regard empreint d’une résolution sinistre.
Doc se leva également, car sa colonne vertébrale s’était remise entre-temps. Il s’approcha d’Annette, qui venait de relâcher l’adolescent et passait une dernière fois sa langue sur ses lèvres. Le garçon s’éloigna en titubant, aidé par Zéro. J’espérais que la maison possédait une bonne réserve de gélules de fer.
Doc s’étira et son dos craqua bruyamment.
— Je crois que mes dernières vertèbres se sont remises en place. Bones, ne t’avise plus jamais de jouer les chiropracteurs avec moi. Après tout, je suis le seul dans cette pièce à avoir exercé la médecine.
— Tu n’étais qu’une cochonnerie de dentiste, et très mauvais, à ce qu’il paraît. Cela dit, tu es sans aucun doute le tireur le plus rapide que j’ai jamais vu, et je te serai redevable jusqu’à la fin de mes jours. (Bones tourna ensuite les yeux vers Vlad.) Sors le couteau du corps de Rattler une fois que ma femme sera hors de sa portée. (Puis, se tournant vers Spade, il dit, laconique :) Relâche Tate.
Le cliquètement des fers résonna dans le silence qui s’était fait dans la cellule alors que Spade détachait Tate. Une fois libre, ce dernier s’étira comme l’avait fait Doc, mais avec beaucoup moins de grâce, étant donné le traitement sévère qu’il avait subi.
— Je t’avais dit que c’était pas moi.
— Je savais que tu me soupçonnais, expliqua Doc. Désolé de t’avoir fait peur ce matin, Cat, mais Rattler s’était glissé sur le côté de la maison pour s’en prendre à toi. Il savait que je l’avais vu, et ça l’a affolé. Je l’ai suivi jusqu’au sous-sol et je suis arrivé juste au moment où il poignardait Annette. Au moins, mes balles l’ont empêché de l’achever.
Bones posa sa main sur l’épaule de Doc.
— Emmène Annette hors d’ici. Encore une fois, je le répète, tu as toute ma gratitude.
Après le départ des deux vampires, Bones se tourna vers Vlad avec un sourire froid.
— Et si nous désignions un nouveau locataire pour cette cellule ?
L’ancien prince lui rendit son sourire et les deux hommes attachèrent Rattler aux menottes qui avaient servi à immobiliser Tate.
— Tu dois avoir faim, dis-je à Tate, qui s’était mis à côté de moi dès qu’il avait été libéré. La maison a de sacrées réserves, tu peux me croire. Demande à quelqu’un de te montrer.
Tate se frotta les bras, comme s’il sentait toujours les menottes qui lui avaient entravé les poignets.
— Ça peut attendre. Tu saignes à la tête.
— Je m’en occupe.
Une fois Rattler immobilisé, Bones s’approcha de moi et posa ses lèvres sur ma blessure.
— Tu aurais pu te fendre le crâne comme un œuf contre ce mur, sans parler des balles que tu aurais pu te prendre. Espèce de tête de mule. Enfin, on dirait bien que ta caboche obstinée est protégée par une bonne couche d’os. Est-ce que je t’ai remerciée de ne pas du tout avoir tenu compte de mon ordre de rester à l’étage ?
— Non, dis-je avec un petit sourire.
Bones me lâcha et sortit un couteau de sa ceinture.
— Dans ce cas, je vais vite me rattraper.
Il s’entailla la paume et la plaça au-dessus de ma tête. La sensation de picotement fut presque instantanée alors que ma peau se refermait. Il effleura ma tête une dernière fois de ses lèvres, puis il me relâcha et se tourna vers le vampire qui était au centre de toutes les attentions.
— Pourquoi ?
Dans sa voix menaçante pointait aussi la douleur d’avoir été trahi. Rattler, baissa les yeux.
Spade lui donna un coup de coude si violent que la moitié de son bras s’enfonça dans sa cage thoracique.
— On t’a posé une question, Walter !
Walter, alias Rattler, poussa un gémissement de douleur, et Bones posa une main sur l’épaule de Spade.
— Laisse, mon pote. On va lui donner une chance de tout avouer sans avoir à le démolir. (Il s’adressa ensuite à Rattler sur un ton beaucoup plus dur.) Tu sais comment ça va se terminer. Tu as beau te croire très courageux, tout le monde finit par craquer. Alors, soit tu nous expliques en détail quand, pourquoi et comment tu t’es allié à Patra… soit on t’arrache les membres et la peau, encore et encore, à mesure qu’ils repousseront, jusqu’à ce que tu avoues.
Pour une fois, je ne fus pis le moins du monde choquée par l’atrocité de ses paroles. Je n’avais aucune compassion pour Rattler. D’ailleurs, je me retenais à grand-peine de me jeter sur lui et de le mettre en morceaux juste pour le plaisir.
— C’était pour l’argent ? sifflai-je. Pour l’or et la gloire qu’elle a promis l’autre soir ? C’était juste l’appât du gain ?
— Je me moque de l’argent. (Je ne savais pas si c’était à moi ou à Bones qu’il s’adressait ; Rattler nous regardait tous les deux.) Je l’ai fait par amour.
— Par amour ? répétai-je. Tu aimes Patra ? Alors en plus d’être un salopard de traître, tu es aussi un idiot ?
— Pas Patra. Vivienne.
— Patra a tué Vivienne, pourquoi est-ce que tu…, commença Bones avant de s’arrêter.
Puis il secoua la tête avec un ricanement ironique.
— Je vois. Tu m’as pris pour un imbécile, alors ? Tu m’avais dit que Vivienne avait été tuée il y a plusieurs mois. J’ai partagé ta peine, espèce d’enfoiré, et pendant tout ce temps, tu attendais le bon moment pour me poignarder dans le dos ?
Toutes les pièces du puzzle se mirent alors en place. Je me remémorai les explosions chez Mencheres, causées par des vampires qui s’étaient transformés en bombes humaines parce que Patra avait enlevé leurs proches. Visiblement, elle avait fait la même chose avec Rattler : elle avait kidnappé quelqu’un qu’il aimait pour le forcer à trahir Bones. Patra était décidément ignoble. Je la détestais encore plus qu’avant, si tant est que cela soit possible.
— Qu’est-ce qui te fait croire que Vivienne est encore en vie ? demanda Bones.
La souffrance de Rattler semblait plus grande encore que lorsque Spade lui avait défoncé le thorax avec son coude.
— Parce que chaque semaine, Patra m’appelle… et me fait entendre ses hurlements.
Bones se mît à faire les cent pas dans l’espace réduit de la cellule.
— Je ne lui ai parlé que du train, continua Rattler. Je n’ai rien à voir avec les attaques contre ta femme. Tout à l’heure, je voulais enlever Cat et menacer de la tuer si tu ne te suicidais pas sous mes yeux, mais Doc m’a vu et je savais qu’il me criblerait de balles avant que j’aie le temps de la toucher. J’ai donc décidé de m’en prendre à la seule personne pour laquelle la Faucheuse risquerait sa sécurité, mais j’ai échoué. Je sais que tu vas me tuer pour faire un exemple, mais je te demande une chose…
— Tu oses me demander quelque chose ? l’interrompit Bones d’un ton rude.
— Je n’implore pas ta clémence. Je sais le sort que tu me réserves, mais avant cela… Bones, mon maître, je te demande de me pardonner.
Bones se figea. Le silence se fit lourd. Puis il vint se placer devant Rattler.
— En 1867, nous sommes devenus amis. Cinq ans plus tard, je t’ai transformé. Tu te souviens de ce que je t’ai dit alors sur la pire chose qu’un vampire pouvait faire ?
Rattler détourna les yeux.
— Trahir son Maître.
— Exactement. Tu as commis le pire crime qu’un vampire puisse commettre aux yeux de notre peuple, et pourtant tu demandes mon pardon. Sais-tu ce que j’ai à répondre à cela, Walter Tannenbaum ?
Bones était parfaitement immobile, ce qui aurait dû m’alerter. Peut-être était-ce le contrecoup de ma collision avec le mur en béton qui me faisait tourner au ralenti, ou peut-être avait-il bougé trop vite, car même Spade et Vlad ne parvinrent pas à le retenir.
— Je te l’accorde.
Le couteau qu’il avait utilisé pour se trancher la paume était toujours dans sa main. Il le planta et le tordit d’un coup sec dans le cœur de Rattler au moment même où il prononçait ces mots.
Le temps d’une fraction de seconde, leurs regards se croisèrent, et alors que je tirais en vain sur le bras de Bones et que les témoins lançaient des cris de protestation, il me sembla voir Rattler sourire. L’impression mourut l’instant suivant, en même temps que Rattler. Son corps s’affaissa, et sa peau commença à se flétrir sous mes yeux.
— Bones, pourquoi ? lui demandai-je d’une voix tremblante.
Il se retourna pour me regarder bien en face.
— Parce que j’aurais fait la même chose à sa place, aussi lui ai-je accordé mon pardon.
Un silence gêné commençait à s’installer.
— Il n’avait pas le mien, dis-je enfin.
Seule la douleur dans sa voix m’empêchait de hurler contre lui. Puis, prenant exemple sur lui, je me calmai.
— J’ai entendu le rire de cette garce lorsqu’elle m’a dit qu’elle t’avait tué. Puis j’ai vu son visage lorsqu’elle m’a déclaré que tout était ma faute. Pourquoi n’aurais-je pas droit à ma vengeance ? Est-ce que la blessure qu’on m’a faite ne vaut pas celle de Rattler ? Tu t’es montré magnanime, mais tu as eu tort, Bones. Quelle que soit la compassion que tu éprouvais pour Rattler, tu n’aurais pas dû le tuer. Je t’ai laissé Max. Tu aurais dû me donner Rattler.
Et sur ces mots, je quittai la petite pièce, les autres vampires se poussant pour me laisser passer.